par C. Agricola
Wolfe Tone, Prophet of Irish Independence
par Marianne Elliott, Yale University Press,
New Haven and London, (1989, 492 pages)
Celui qui veut vivre, veut la liberté » Wolfe Tone, Plaidoyer en défense des catholiques d’Irlande, 1791 Cet article fut écrit (mais non publié) en 1996, pour le 200e anniversaire d’un épisode remarquable et méconnu de l’histoire militaire contemporaine : l’expédition d’Irlande. Celle-ci fut la première de plusieurs tentatives de Theobald Wolfe Tone, le « prophète de l’indépendance de l’Irlande », en collaboration avec les généraux français Lazare Carnot et Lazare Hoche, pour débarquer une armée française sur les côtes de l’Irlande en 1796. Son but : provoquer un soulèvement général contre les Anglais, que Tone aurait alors dirigé. Tragédie de l’histoire, une terrible tempête dispersa la flotte des 43 voiliers. 4000 hommes périrent en mer. Mais le mauvais temps ne fut pas le pire des obstacles. Bien que commandé par Hoche en personne, l’opération fut sabotée par des « bureaux ministériels…infiltrés par des contre-révolutionnaires favorables à la cause anglaise. En effet, des émigrés furent autorisés à retourner en France et se retrouvèrent à des postes clefs. Ainsi, ils furent capables de retarder à loisir les dossiers et de bloquer le financement de l’opération ; ceci provoqua des délais terribles dans le recrutement des hommes, dans leur armement et dans la mise sur pied de la force d’expédition. » [1]
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Brest, décembre 1796 : départ de la flotte française pour soutenir les républicains irlandais, une opération sous commandement du général Hoche. |
Les négociations avec le Directoire, sous Lazare Carnot, sont un des moments les plus émouvants de l’histoire européenne, et nous revient grâce au travail minutieux de Marianne Elliot dans les archives de France. Le plan, dans la version améliorée du général Hoche, prévoyait le débarquement de 16 à 20 000 hommes des troupes d’élite de Hoche. Afin d’empêcher la guerre civile, les « rebelles » n’inciteraient pas les Irlandais au soulèvement jusqu’au jour même du débarquement. Les hommes, disait Hoche, ne se sacrifieront que s’ils sont sûrs de l’existence d’un soutien extérieur, et il poursuivait - Si j’y vais, soyez sûrs que j’irai en nombre suffisant. La force française se déclarerait dénuée de toute volonté de conquête, et appellerait à une Convention nationale chargée de former un nouveau gouvernement. La dette irlandaise envers la France serait acquittée grâce à l’octroi à la France du statut « most favoured nation » et en concluant avec elle une alliance contre l’Angleterre. Si Carnot n’avait pas été écarté du pouvoir en 1797 et si lui et Hoche avaient emporté la mise en France, le principe autocratique n’existerait peut-être plus sur cette terre. On lit les discussions entre le général Clarke, le général Hoche, Carnot et Tone les larmes aux yeux. Si seulement cela avait marché ! Si Hoche avait survécu ! « L’Irlande gémit sous le joug haineux de l’Angleterre pendant des siècles. Ses défenseurs sont déjà secrètement armés et l’espoir même d’une aide de la République française les a convaincus de ne pas se soulever jusqu’à l’arrivée des Français. Séparez l’Irlande de l’Angleterre et elle sera une puissance d’ordre secondaire, privée de l’essentiel de sa suprématie sur les océans. Les avantages pour la France d’une Irlande indépendante sont si nombreux qu’il n’est point besoin de les énumérer. » (Lettre du Directoire à Hoche, probablement de la main de Carnot – re-traduction du livre, car nous ne possédons pas l’original.) « En ce qui me concerne, je vois dans le succès de cette opération la chute du plus dangereux de nos ennemis. J’y vois la sécurité de la France pour les siècles à venir. » (Message privé de Carnot au général Hoche, 22 juin 1796.) Le général Hoche, stratège brillant qui débuta dans la vie comme palefrenier et garçon d’écurie, n’avait que 26 ans ; le général Clarke, à la tête du Bureau topographique militaire de Carnot, n’en a que 30, tandis que Tone en a 33. Qui sont-ils donc pour prendre sur eux le sort du monde à un âge où la plupart de nos contemporains ont toujours les couches bien pleines ? Ces gens appartenaient à une génération que survolaient Schiller et Lessing. Ils avaient une inébranlable confiance, un sens élevé de leur destinée. C’est en pensant à ce que représentent Theodore Roosevelt ou la dynastie Bush, qu’il faut comprendre les remarques prophétiques de Tone sur une certaine faction américaine : « Peu m’importe qu’il s’agisse d’une aristocratie de marchands ou de nobles, élue ou recevant le pouvoir de façon héréditaire. Cela reste une aristocratie incompatible avec l’existence d’une authentique liberté (…) Je vois plus clairement que jamais, ou plutôt la théorie se trouve maintenant confortée par les faits, que la liberté doit détruire l’aristocratie sous toutes ses formes possibles, ou se rendre (…) Je crois du fond de mon coeur que Washington est un homme très honnête. Mais c’est un aristocrate de haut vol. Quand les hommes désertent les principes et s’attachent à des personnes, adieu toute vertu publique. » Wolfe Tone écrivit ces lignes lorsqu’il apprit qu’en mars 1795, le secrétaire des Affaires étrangères américain John Jay avait négocié avec l’Angleterre un traité si avantageux du point de vue anglais qu’il l’aidait dans sa guerre contre la France. Le traité comprenait des clauses autorisant l’Angleterre à délester les bateaux américains des biens destinés aux ports français, et fermait les ports américains aux « ennemis de l’Angleterre » - et ce, moins de vingt ans après la Révolution américaine où la France avait été d’un si précieux secours ! Homme d’origine modeste sans position ni titre officiel, Wolfe Tone était, à côté de nos hommes d’Etat actuels, un géant. Son intégrité personnelle d’ailleurs serait pratiquement inconcevable pour notre propre génération de jouisseurs et de profiteurs : « Me voici donc avec exactement deux louis dans ma bourse, en train de négocier avec le gouvernement français et de planifier des révolutions – c’est assez original (…) sans doute suis-je l’ambassadeur le plus démuni à Paris. (...) Hier j’ai dîné avec Carnot et aujourd’hui, je dois m’occuper à trouver une guinée [d’or] (…) Je crains mille fois plus ma petite propriétaire bossue que l’ennemi. » (Tone, documents privés, 1796.) Avec seule arme, une lettre de Pierre Adet, ministre français à Philadelphie, sans aucune expérience militaire ou diplomatique, le voici en 1795, voyageant de son propre gré des Etats-Unis vers la France, entrant au palais du Directoire et exposant à Carnot son plan pour un débarquement français en Irlande – qu’il se propose de diriger lui-même, bien qu’il soit promis à une mort certaine pour trahison s’il se fait arrêter par les Anglais. Frêle, vaniteux et presque bellâtre (c’est assez amusant de lire ces critiques amicales de Thomas Paine à son égard !), l’heure venue il manifestera une force de caractère inouïe.
Notes 1. Hoche, par Robert Garnier, Payot, 1986. 2. Tone, Argument on Behalf of the Catholics of Ireland, 1792.