Par Karel Vereycken
Samedi 30 juillet 2016 - Ce vendredi 28 juillet s’est ouvert à Moscou le procès de quatre employés de l’aéroport de Vnoukovo pour leur responsabilité dans le crash de l’avion de l’ancien PDG de la société pétrolière française Total, Christophe de Margerie. C’était le 20 octobre 2014 que ce dernier avait trouvé brutalement la mort lorsque son avion privé percuta violemment une déneigeuse sur le tarmac de l’aéroport Vnoukovo de Moscou.
Si après le drame, Paris et Moscou ont rapidement conclu à « l’accident », les zones d’ombres de l’affaire sont si immenses qu’elles permettent toutes les hypothèses.
Cependant, souligne France24, « Loin des théories complotistes qui fleurissent sur des sites sulfureux, une journaliste enquête. Durant 18 mois, Muriel Boselli, freelance spécialisée dans le secteur de l’énergie, met le doigt sur des faits troublants survenus dans la nuit du 20 au 21 octobre qu’elle décrit par le menu dans son ouvrage "L’Énigme Margerie" (Robert Laffont). "Mon intention n’a jamais été de prouver qu’il s’agissait d’un attentat, soutient-elle à France 24. Je pointe juste les zones d’ombre, car je trouve injuste vis-à-vis des proches des victimes de ne pas connaître les causes de leur mort" ».
Et les incohérences sont nombreuses, poursuit l’article de France24, qui cite longuement les observations de la journaliste à propos du comportement improbable du chauffeur de la déneigeuse et du fait que trois déneigeuses furent mobilisées sans qu’il y ait de la neige sur les pistes ! Certes, des examens ont révélé que l’homme avait 0,6 grammes d’alcool par litre de sang, l’équivalent d’une consommation de deux verres de vin. Pas suffisant, affirme la journaliste pour que l’homme perde totalement ses moyens au point de laisser sa déneigeuse, pile dans l’axe de la piste de décollage…
Autre circonstance troublante relevée par France24 : ni Total, ni la famille de Christophe de Margerie ne se sont constituées partie civile. Certaines sources affirment que les proches du patron du CAC 40 ont subi des pressions de l’Élysée et de Total pour ne pas porter plainte. « Ce cas de figure rarissime [le fait de ne pas porter plainte] dans ce genre d’affaire enlève un poids considérable à l’enquête », constate Muriel Boselli.
Si certains se plaignent de l’enquête de Moscou, Paris ne fait guère mieux. « Le B-A BA n’a pas été fait dans l’enquête française, observe la journaliste. Il n’y a pas eu de perquisition, les proches de Margerie n’ont pas été interrogés, on n’a pas non plus consulté les documents présents dans son ordinateur, ni dans ses effets personnels. La France n’a même pas envoyé d‘experts judiciaires sur place ».
Par ailleurs, les quatre tomes de rédaction de l’enquête envoyés par la justice russe à la France n’ont, aux dernières nouvelles, toujours pas été traduits. Le juge d’instruction, Aline Batoz, a, pour sa part, tout simplement refusé à Patrick Vervelle, le mari de l’hôtesse de l’air tuée dans le crash, qui s’est constitué partie civile, d’accéder au dossier de l’enquête. « Pourquoi l’enquête française n’enquête pas vraiment ? » s’interroge Muriel Boselli. « C’est l’omerta qui domine autour de ce dossier sulfureux. »
France24 pose ensuite la question qui fâche :
« Dans l’hypothèse d’un attentat, quel intérêt y avait-il à faire disparaître Christophe de Margerie ? Sans porter d’accusation, Muriel Boselli soulève un point intéressant : l’homme à la moustache, patron la quatrième plus grosse entreprise pétrolière du monde, entretenait des rapports compliqués avec les États-Unis. Lors de l’embargo imposé par Washington contre l’Iran en 1996 lors de "l’Iran sanction Act", Christophe de Margerie, imperturbable, contourne l’interdiction et poursuit son business avec la République islamique. Un coup de maître commercial qui n’a pas du tout été du goût des Américains. Plus récemment, Christophe de Margerie est le seul patron occidental du monde à se positionner publiquement contre les sanctions occidentales prises contre la Russie lors de la crise ukrainienne et de l’annexion de la Crimée. » |
Dans son livre, Muriel Boselli rappelle à quel point le sort de Wall Street et de la City, c’est-à-dire ceux qui gèrent une devise mondialisée et hors-sol, dépend de leur mainmise sur le pétrole : « L’indexation du pétrole au dollar américain (…) résulte de l’accord historique de 1973 entre les États-Unis et l’Arabie saoudite, selon lequel Washington protégerait militairement le royaume, lui vendrait n’importe quelle arme dont elle aurait besoin et maintiendrait la famille royale au pouvoir, en échange de quoi, l’Arabie saoudite réaliserait ses ventes de pétrole exclusivement en dollars américains ».
Dans The Colder War de Marin Katusa, rappelle Buselli, cet investisseur canadien « estime que l’une des motivations, parmi d’autres, qui auraient poussé les États-Unis à renverser les régimes de Saddam Hussein et de Mouamar Kadhafi, aurait été la disposition de ces derniers à se débarrasser de la devise américaine ». D’un coup, l’on comprend mieux pourquoi l’Iran et le Venezuela irritent tant Washington.
Or, trois mois avant sa disparition, De Margerie, également administrateur d’une BNP, à l’époque laminée par une amende américaine pour avoir effectué à Genève des opérations en dollar, un pays sous embargo américain, l’Iran, avait lancé aux rencontres économiques d’Aix-en-Provence qu’il « n’y a pas de raison de payer le pétrole en dollars ». Une fois de plus, Washington a dû grincer des dents.
Sans prétendre disposer de preuves formelles et tangibles que De Margerie soit effectivement liquidé par des intérêts anglo-américains, la journaliste pose les bonnes question en consacrant un chapitre entier à l’affaire Mattei, le patron de la firme pétrolière italienne ENI mort dans un crash d’avion en 1962, pour démontrer que cette hypothèse n’a rien d’absurde :
« Les deux hommes se ressemblent dans leurs personnalités et leurs visions. Ils sont sûrs de leur bon droit de faire des affaires où bon leur semble, en n’hésitant pas, si nécessaire, à marcher sur les plates bandes des États-Unis, comme au Moyen-Orient, et à critiquer ouvertement la politique étrangère de la superpuissance. Ils sont tous deux dotés d’une assurance hors du commun avec un goût prononcé pour le risque. Si l’Italien est d’origine sociale modeste et le Français issu de la haute société, les deux iconoclastes sont animés par la revanche. Leur moteur n’est pas l’argent. Mattei est porté par le désir de favoriser l’indépendance énergétique de son pays et Margerie par son dévouement à toute épreuve pour Total. Enrico Mattei n’hésitait pas à négocier des contrats avec l’URSS en pleine guerre froide. Christophe de Margerie, de son coté, luttait publiquement contre les sanctions économiques imposées par l’Occident à la Russie en pleine crise ukrainienne, se faisant de nombreux ennemis au passage. » |
Officiellement, le crash de l’avion de Mattei est attribué au mauvais temps. Mais trente-cinq ans après l’accident, des repentis de la mafia sicilienne, ont avoué avoir placé une bombe dans l’avion à la demande de la pègre américaine, elle-même aux ordres de la CIA et du FBI. À ce jour, les commanditaires de l’attentat ne sont toujours pas connus.
Et Muriel Boselli de conclure : « Christophe de Margerie, qui a eu droit à des funérailles fastueuses, a aussi le droit à une enquête digne de ce qu’il fut ».
Enrico Mattei, l’homme à abattreExtrait du livre « L’énigme Margerie, Enquête sur la vie et la mort d’un magnat du pétrole français » de Muriel Boselli, Robert Laffont, 2016, Paris.
L’ENI (…) signe en 1957 un accord historique avec l’Iran, laissant pour la première fois trois quarts des profits au pays producteur et rompant avec le traditionnel fifty-fifty des « sept sœurs ». Dans le monde de l’énergie et des relations internationales, cet accord fait l’effet d’une bombe. Fort de son succès, l’Italien amène ce modèle de contrat dans d’autres pays, dont le Nigeria et l’Égypte. |
Source : Solidarité & Progrès
[1] Ancienne maîtresse d’Allen Dulles qui se maria ensuite avec le grand magnat de presse américaine (Life, Time, etc.) Henry Luce, admirateur de Mussolini et ennemi juré de Franklin Roosevelt.
[2] L’Organisation armée secrète était un groupe politico-militaire français, créé pour la défense de la présence française en Algérie, y compris le terrorisme. Elle a été impliqué, avec l’aide des services américains, notamment Allen Dulles, dans les attentats contre Charles De Gaulle, et selon certaines sources, dans l’attentat contre le président Kennedy.