Par Karel Vereycken
Samedi 26 juillet 2014 - Avec la crise argentine, le monde découvre (enfin) que le bras de fer éhonté engagé par les « fonds vautours » contre des pays victimes de la crise de la dette se joue avec la bénédiction des plus hautes instances juridiques de plusieurs pays occidentaux, en l’occurrence la Cour suprême des États-Unis.
Cette vérité ne fait que confirmer ce contre quoi l’économiste américain Lyndon LaRouche et Jacques Cheminade en France avaient mis en garde depuis des décennies : à force de déréglementation financière, de privatisations, d’accords de libre-échange et de « dissolution » graduelle de la puissance publique voire l’existence même d’États-nations souverains, le monde retourne à l’enfer du XIXe siècle, lorsque les empires coloniaux, confrontées au refus de leurs victimes de payer des dettes qu’on leur avait imposées optaient pour « une politique de la canonnière » en envoyant leurs armées pour récupérer leur dû. En vérité, les prédations des fonds vautours ne sont qu’une caricature de ce qui deviendra la pratique courante si jamais le TAFTA/TTIP est mis en place.
La bonne nouvelle, c’est qu’avec le précédent de la « doctrine Drago », l’histoire nous offre un exemple inspirant pour combattre ce retour des démons du passé.
|
Pour rafraîchir les mémoires, il n’est pas inutile de rappeler ici la calamiteuse expédition guerrière entreprise par Napoléon III contre le Mexique, où l’on identifie bien le lien entre banksters, dette illégitime, corruption politique, guerre et propagande.
En 1856, après la fin de la guerre de Crimée, Napoléon III, empereur des Français, se convainc que le moment est propice au renversement du président mexicain et à la transformation du Mexique en un Empire latin et catholique. Il y est encouragé par son épouse Eugénie de Montijo, soucieuse de construire un Empire latin catholique en Amérique du Nord afin de faire contrepoids aux États-Unis protestants et impuissants car empêtrés dans la guerre de Sécession.
En 1860, un conflit politique éclate au Mexique, opposant conservateurs catholiques et libéraux anticléricaux. Ces derniers, conduits par Benito Juarez, l’ont emporté sur l’ancien président Miramon. Devenu président, Juarez lance aussitôt des représailles contre le clergé, frappe d’un impôt les résidents étrangers et suspend le paiement des intérêts de la dette.
Sur les 260 millions de francs-or que représente la dette mexicaine, la Grande-Bretagne en réclame 85, l’Espagne 40 et la France 135. Mais dans les faits, les investisseurs et résidents français ne sont créditeurs que de 60 millions de francs-or. Le reste de la dette revendiquée par la France correspond aux « bons Jecker »... Le gouvernement conservateur de Miramon avait emprunté 3 750 000 francs-ors à un établissement suisse, la maison Jecker, qui avait reçu en contrepartie des bons d’un montant de... 75 millions de francs-or exigibles à tout moment du gouvernement mexicain !
Lorsque Juarez prend la place de Miramon à la tête du gouvernement, le banquier Jean-Baptiste Jecker présente aussitôt ses bons et exige d’être remboursé. Refus de Juarez. [1]
Le banquier, opportunément naturalisé français, soudoie alors le demi-frère de l’empereur des Français, le duc de Morny, un affairiste à l’époque président du Corps législatif. En échange d’une commission de 30 % sur ses crédits mexicains, il le convainc d’intervenir auprès de l’Empereur pour obtenir le remboursement de la dette mexicaine et, pourquoi pas, mettre la main sur le Mexique, un pays aux ressources prometteuses.
La France convainc alors l’Angleterre et l’Espagne d’intervenir avec quelques troupes pour obliger le président Juarez à honorer les dettes de son pays. En décembre 1861, un corps expéditionnaire de 2500 Français et 700 Britanniques débarque à Veracruz pour une simple « manœuvre d’intimidation ». Mais 6000 Espagnols venus de Cuba puis deux renforts successifs de 3000 et 4500 Français les rejoignent.
|
Pour diriger son Empire Latin, Napoléon III en confie la couronne à l’archiduc Ferdinand-Maximilien d’Autriche-Lorraine, le frère cadet de l’empereur autrichien François-Joseph 1er. Sur place, les troupes françaises se heurtent à la résistance farouche et inattendue des Mexicains qui prennent le parti de Juarez.
Une première armée de 7000 hommes est repoussée devant Puebla, une ville fortifiée sur la route de Mexico. Il faut envoyer en catastrophe 28 000 hommes en renfort pour enfin avoir raison de la résistance de la ville. Après la prise de Puebla et l’entrée des Français à Mexico, un simulacre d’assemblée nationale octroie la couronne de l’Empire du Mexique à Ferdinand-Maximilien. Celui-ci hésite longtemps avant d’accepter et se rend finalement au Mexique. L’armée française doit faire face à la guérilla des partisans juaristes et peine à former une armée mexicaine au service du nouvel empereur.
En désespoir de cause, l’armée française demande à celui-ci le droit de faire fusiller tous les rebelles pris les armes à la main, décision qui a pour effet de relancer la guérilla. Entretemps, les États-Unis, arrivés au terme de leur guerre civile, exigent le retrait de la France.
|
En avril 1866, Napoléon III décide de rapatrier le corps expéditionnaire en catastrophe. Il laisse sur place quelques rares volontaires au service de l’armée mexicaine. Ferdinand-Maximilien, qui refuse de fuir, est pris et fusillé par les juaristes le 19 juin 1867.
Aujourd’hui, quoique de façon moins voyante, l’histoire se répète, avec l’affaire des « fonds vautours » qui, comme le précise Arnaud Zacharie dans Dounia, revue d’intelligence stratégique et des relations internationales, « ne sont pas des fonds d’investissement comme les autres ».
Plus polies, les institutions financières internationales préfèrent le terme de « créanciers procéduriers » pour désigner ces fonds spéculatifs (hedge funds) spécialisés dans l’exploitation des voies judiciaires pour engranger d’énormes profits (de 300 à 3000 %). Concrètement, ces fonds sont spécialisés dans le rachat à bas prix de titres de la dette publique sur le marché secondaire, en vue d’entamer à terme une procédure judiciaire permettant d’extorquer au pays endetté le paiement de la totalité de la valeur nominale des créances.
En règle générale, les attaques des fonds vautours, véritables charognards, se produisent lorsqu’un pays est faible ou tombe en faillite. Quelle excellente nouvelle ! Une telle débâcle permet alors à un « fonds vautour » d’acheter à une banque commerciale ou à un autre organisme financier, une partie de la dette à un prix bradé. Vive la crise ! Plus la dette est jugée impayable, plus l’affaire à du potentiel pour le charognard qui attendra le moment venu pour pouvoir extorquer le montant nominal des titres.
Le plus souvent, lorsqu’un État ne parvient pas à payer sa dette, il se déclare en défaut de paiement et doit entamer avec ses créanciers une procédure de restructuration de sa dette. Cette procédure doit, en théorie, permettre de trouver un accord qui s’applique à tous les créanciers, afin que ces derniers acceptent d’abandonner une partie de leurs créances (haircut) et que le pays en défaut de paiement bénéficie d’un allégement de sa dette pour pouvoir se relancer.
Toutefois, la particularité des fonds vautours est qu’ils endossent le rôle du « passager clandestin », c’est-à-dire qu’ils refusent tout accord et, au contraire, poursuivent le pays endetté devant les tribunaux pour exiger qu’il leur paye l’intégralité de la dette à sa valeur faciale. Ainsi, lorsque les fonds vautours obtiennent gain de cause, ils empochent une plus-value importante : alors qu’ils ont racheté au rabais les titres de la dette sur le marché secondaire, ils sont remboursés à hauteur de la totalité du prix d’origine de cette dette sur le marché primaire, parfois avec les arriérés et les intérêts de retard. Ce paiement se fait généralement sous la forme d’astreintes permettant aux fonds vautours de saisir des actifs du pays visé, mais dans certains cas, les fonds vautours obtiennent le statut de créancier prioritaire qui leur permet d’être payés avant les autres créanciers. Dans certains cas, la procédure judiciaire n’a même pas à être mise en œuvre : il suffit au fonds vautour de menacer de le faire et de simultanément négocier avec l’État endetté un arrangement financier extrajudiciaire pour obtenir gain de cause.
|
Il n’est pas inutile de savoir que le « fonds vautour » qui s’en prend aujourd’hui à l’Argentine s’appelle NML Capital, une filiale d’Elliot Associates du millionnaire américain Paul Singer. [2] Or, en 2012, NML Capital, après une première victoire juridique devant une cour américaine, pour faire honorer ses titres de dette argentine, a tenté de faire confisquer un navire argentin, le ARA Libertad, amarré dans un port du Ghana en Afrique !
L’Afrique fait partie des cibles privilégiées des fonds vautours. Elliot Associates (encore lui) avait acheté pour 1,8 million de dollars des créances de la dette du Congo Brazzaville d’une valeur faciale de 31 millions de dollars via sa filiale basée aux Îles Caïmans Kensington international.
L’affaire avait fait beaucoup de bruit en Belgique. En effet, Kensington, qui réclamait 118 millions de dollars (eh oui !) pour les mêmes titres avait obtenu gain de cause. Pour se faire payer par le Congo-Brazzaville, Kensington a réussi de mettre la main sur 10,8 millions de dollars provenant des fonds issus de l’aide publique belge à destination du pays africain ! Lorsque l’opération s’est renouvelée, le Sénat belge a adopté en 2008 une proposition de loi en vue de protéger l’aide belge au développement contre les pratiques des fonds vautours. Et l’actualité foisonne de cas similaires.
|
La bonne nouvelle, c’est que face à l’agression renouvelée des cartels financiers basés à la City et à Wall Street, un vent de résistance se lève dans les pays des BRICS et dans les pays du Sud en général, une résistance qui se cristallise autour du combat de l’Argentine contre les « fonds vautours » et la création par les BRICS d’une Nouvelle banque de développement (NBD) contre l’hégémonie du FMI, de la Banque mondiale et du dollar.
Ainsi, le 3 juillet 2014, lors de la réunion de l’Organisation des États américains (OEA) à Washington, le ministre des Affaires étrangères du Venezuela Elias Jaua a rappelé que le ministre des Affaires étrangères argentin Luis Maria Drago (1859-1921) avait écrit en 1902 à son ambassadeur aux États-Unis pour dénoncer le blocus des ports vénézuéliens par des navires allemands, italiens et britanniques dans le cadre d’un effort pour collecter la dette.
Drago élabora son argument à partir d’un verdict prononcé en 1868 par un autre juriste argentin, Carlos Calvo (1824-1906), qui avait statué que des créanciers étrangers doivent en premier lieu faire leur recours devant les tribunaux du pays auxquels ils prêtent.
Pour sa part, dans sa note à l’ambassadeur américain du 29 décembre 1902, Drago définit avec grande clarté le principe selon lequel aucun créditeur ne peut collecter une dette aux dépens de l’existence, de la souveraineté et de l’indépendance d’un pays. Voici le texte intégral de cette lettre qui est entrée dans l’histoire comme « la doctrine Drago » [3] :
Monsieur le Ministre, La reconnaissance de la dette, la liquidation de son montant, peuvent et doivent être faites par la nation sans détriment de ses droits primordiaux comme entité souveraine ; mais le recouvrement compulsif et immédiat, à un moment donné au moyen de la force, entraînerait la ruine des nations les plus faibles et l’absorption d’un gouvernement, avec toutes les facultés qui lui sont inhérentes, par les puissants de la terre. Des penseurs les plus haut placés ont signalé l’avantage d’orienter dans cette direction les grands efforts que les principales puissances de l’Europe ont appliqués à la conquête de régions stériles, d’un climat peu clément, dans les plus lointaines latitudes du monde. Et ils sont nombreux les écrivains européens qui désignent les territoires de l’Amérique du Sud, avec leurs grandes richesses, leur beau ciel et leur climat propice à toutes les productions, comme le théâtre obligé où les grandes puissances, qui ont prêté les armes et les instruments de la conquête, devront se disputer la suprématie dans le cours de ce siècle. |
|
Voila donc la « doctrine Drago » que ce juriste argentin considérait être le « corollaire financier » de la doctrine Monroe.
Le 2 décembre 1823, lors de son septième message annuel au Congrès, le président américain républicain James Monroe avait affirmé que les Amériques du Nord et du Sud n’étaient plus ouvertes à la colonisation et que toute intervention européenne dans les affaires du continent serait perçue comme une menace pour la sécurité et la paix. En échange, les États-Unis n’interviendraient jamais dans les affaires européennes.
En réalité, Monroe tenait sa doctrine de son secrétaire d’État et successeur, John Quincy Adams. Ce dernier, promoteur d’une politique de crédit productif public à la Hamilton, pensait que l’intérêt des États-Unis consistait à combattre l’oligarchie financière et à permettre la naissance de républiques souveraines en Amérique latine. Avant la naissance même de ces républiques, il écrivait à un diplomate américain stationné à Bogotá en Colombie :
« L’émancipation du continent sud-américain ouvre au genre humain tout entier des perspectives d’avenir où notre pays sera appelé à jouer un rôle majeur (…) Que le tissu de nos relations sociales avec nos voisins du sud puisse grandir au fil des années avec une grandeur et une harmonie dans une proportion correspondant à la magnificence des moyens que la Providence nous met entre nos mains (…) ; ces fondations doivent s’ancrer dans des principes politiques et moraux, neufs et dégoûtants aux trônes et puissances dominantes du monde ancien. » |
Les banquiers de la City de Londres et leurs cousins de Wall Street ont hélas rapidement réussi à pervertir la noble intention initiale de la doctrine Monroe.
Après l’assassinat du Président William McKinley en 1901, c’est son vice-président Théodore Roosevelt qui accède à la présidence américaine. Véritable larbin de Wall Street, c’est lui qui va formaliser leur politique prédatrice en ajoutant son propre « corollaire » à la doctrine Monroe :
« Des errements chroniques, ou une impuissance du pouvoir aboutissant à la dissolution générale des liens d’une société civilisée, peuvent, dans les Amériques ou ailleurs, nécessiter l’intervention ultime d’une nation civilisée, et l’adhésion des États-Unis à la doctrine Monroe dans la sphère occidentale, peut, bien qu’avec réticence, lors de cas flagrants de méfaits ou d’impuissance du pouvoir, obliger les États-Unis à agir comme une force de police internationale. » |
|
Inutile de préciser que toute l’Amérique du Sud rejetait en bloc cette interprétation spéciale de la Doctrine Monroe livrant leurs pays à un autre colonialisme. En tout cas, force est de constater que c’est au nom du corollaire (Théodore) Roosevelt à la Doctrine Monroe que les États-Unis, au nom (déjà) du droit de protéger (Le fameux R2P ou Right to protect cher à Tony Blair et la conseillère d’Obama Samantha Power), s’érigeront en puissance coloniale, en intervenant notamment à Cuba (1898), à Porto Rico (1901), au Panama (1903), à Haïti (1905), au Nicaragua (1909), au Mexique (1914), au Guatemala (1954) et à Grenade (1983).
Le général américain Smedley Butler, surtout connu pour avoir été choisi par Wall Street pour fomenter un coup d’État contre leur ennemi le président Franklin Roosevelt avant d’y renoncer, avouait que tous ces invasions de pays étrangers n’avaient servi que les parasites financiers de Wall Street :
« J’ai servi 33 ans et 4 mois la force militaire la plus capable du pays : les Marines. Et lors de cette période, j’ai passé l’essentiel de mon temps à jouer les gros bras pour les grandes firmes, pour Wall Street et pour les banquiers. En bref, je faisais du racket pour le capitalisme. |
Comme nous l’avons indiqué, la doctrine Drago est de nouveau d’une grande actualité dans la lutte contre la finance folle et les « fonds vautours ».
Pour conclure, je vous livre la conclusion de l’intervention du discours du ministre vénézuélien des Affaires étrangères du Venezuela, Elias Jaua, lors de la réunion de l’OEA le 3 juillet à Washington.
Ce dernier a rappelé que NML Capital, le fonds vautour Elliot Associates de Paul Singer, qui s’acharne aujourd’hui contre l’Argentine, poursuit en même temps le Congo Brazzaville pour récupérer une dette de 400 millions de dollars qu’il a acheté pour 10 millions de dollars.
« Combien de vies pourraient être sauvées avec 400 millions de dollars ? (...) Combien de repas cela représente-t-il ? Aux prix du marché, 400 millions de dollars représentent 13,5 millions de doses de médicaments contre le paludisme, 56,3 millions de doses de vaccin contre l’hépatite A ou 28,3 millions de doses de vaccin contre le pneumocoque. |
Source : Solidarité & Progrès
[1] En 1982, dans « Opération Juarez », l’économiste américain Lyndon LaRouche proposa au président mexicain Lopez Portillo d’utiliser de nouveau l’arme de la dette, cette fois-ci contre le FMI.
[2] Le PDG du fonds vatours Elliot Associates Paul Singer a été un contributeur majeur des campagnes présidentielles de Giuliani et de George Bush.
[3] Publié en 1908 à Paris par A. Pedone d’après la traduction française publié par la légation argentine à Paris, et corrigé par le Dr. Drago – voir la note original dans Drago, La Republica argentina et il caso de Venezuela, et dans l’ouvrage du même auteur : Cobro coercitivo de deudas publica.
[4] Sous la direction de John Prescott Bush, le grand-père de George Bush, elle finança la prise de pouvoir d’Adolf Hitler.